Un rendez-vous à Saint-Claude

C'est en cassant des noix que m'est venue l'envie d'aller faire un tour à Saint-Claude. En effet le casse-noix qui trône dans le compotier familial vient de ces contrées et m'invite à retourner sur les traces des tourneurs de bois. 

J'ai jeté mon dévolu sur "La Fraternelle" café associatif et  lieu culturel pour me poser un instant.  A Saint-Claude les cafés et les cercles ont joué un rôle essentiel dans la vie des jurassiens. Lieux de mixité sociale, de loisirs et d'éducation politique, ils ont contribué à l'élaboration de projets coopératifs, mutualistes et politiques. C'est pourquoi j'ai franchi la porte de "La Fraternelle" cette Maison du Peuple inaugurée en 1910 issue d'un cercle ouvrier à la fin des années 1870 puis transformée en coopérative d'alimentation en 1881. La Fraternelle "se distingue en prévoyant le reversement intégral des bénéfices à une caisse sociale permettant la mise en place de services de prévoyance, de secours, de retraite et d'entraide avec les autres coopératives" .

Il va sans dire que j'aurai bien aimé trouvé par là un ancêtre qui puisse me parler de cette mémoire ouvrière ... Alors bien installée, je sors mon carnet et commence à noter mes premières impressions. Mais ma plume magique s'agite et entre en transes. Le temps d'un étourdissement et je ressens des gens qui s'agitent autour de moi et la traversée des siècles commence ... 

 

 

Février 1845 - Un monsieur bien mis m'aborde et me dit :

- Bienvenue à Saint-Claude. Je vois que vous n'êtes pas d'ici, j'ai l'habitude de fréquenter cette auberge pour traiter mes affaires et je ne vous y ai jamais vue.

C'est sûr que je dois dénoter au milieu de tous ces messieurs, quelques bourgeois et de nombreux ouvriers. 

- Non, je suis juste de passage.

- Je me présente Gaspard Duparchy , marchand, fait-il en levant son chapeau mais acceptez ce verre de vin pour vous réchauffer car les températures sont glaciales. 

Joseph Gaspard Duparchy ! quel bel homme ! un lointain collatéral ... mais sa famille sanclaudienne avait attiré mon attention ...

- Vous travaillez dans quel secteur d'activité ?  En posant cette question, j'en ressens tout de suite l'incongruité ! 

- Oh comme beaucoup  j'ai commencé ma vie en tant que tourneur, mon grand-père était déjà tabletier et puis je me suis lancé dans le négoce et je dois dire que cela rapporte bien.

Je m'en doute, comme bourgeois de Saint-Claude , Gaspard est l'un des 380 patentables de la ville. 

- Ici tout est fait pour que l'activité industrielle soit facilitée, le Conseil Municipal vient d'inaugurer le pont suspendu, pour contourner le quartier et éviter cette rude montée de la Poyat ! Les transports de marchandises sont une véritable épreuve l'hiver et les voyageurs doivent souvent mettre pied à terre ! Et puis c'est mon quartier , il va redevenir plus calme et agréable. 

J'écoute avec attention mon interlocuteur , je n'en saurai guère plus sur ces activités mais je suis vraiment transportée dans le Saint-Claude du milieu du 19ème siècle, une époque pleine de transformations. 

Lithographie du 19ème siècle - En 1844, la construction du pont suspendu jeté sur le Tacon va ouvrir la ville avec facilité aux marchés de la Bresse et de la région lyonnaise mais surtout précipiter le déclin de la Poyat et du Faubourg qui étaient, jusque là, le passage obligé de communication avec la ville en direction du sud. À l'origine le pont était payant et possédait deux bureaux de péage de part et d'autre de ses entrées.

Avec son climat rude, son relief accidenté et son sol peu fertile, il fallait bien trouver des activités pour survivre. La chance c'est que Saint-Claude, au fond de sa gorge étroite, a de tout temps été un axe de communications et du plus profond de l'histoire les moines de la célèbre l'abbaye ont dès le VIIème siècle agrémenté et valorisé les pèlerinages en travaillant de petits objets de piété en bois : statuettes, chapelets, crucifix ...

Ainsi s'est mis en place l'art de la tournerie qui est devenue l'activité la plus typique de Saint-Claude.

Nous sommes en 1845 alors je n'ose parler à Gaspard de la fabrique des pipes de bruyère qui démarre à peine, ni même de l'industrie diamantaire.  Pourtant il y a déjà 80 ouvriers lapidaires qui travaillent le cristal de roche du Valais, le grenat mais aussi les pierres fines. 

Pour l'heure, c'est plutôt la tabletterie avec ses onze fabriques disséminées dans la ville qui a le vent en poupe.

La fabrication de ces petits objets qu'ils soient usuels ou de luxe fait vivre toute la ville, les ouvriers travaillent aux pièces et font partie d'une véritable aristocratie ouvrière. Ainsi passent par leurs mains jeux et jouets, échiquiers, damiers, tabatières, étuis, coffrets de voyage ... L'utilisation délicate de l'écaille, de la corne, de la nacre ou de l'ivoire donnent à ces objets un air de luxe. Cela génère aussi de multiples autres activités et les petits établissements industriels sont nombreux : moulins, scieries, tanneries ... sans compter les innombrables auberges et les marchands de toutes sortes qui assurent des ventes en France mais aussi dans l'Europe entière et aux Amériques. Il n'y a pas moins de 15 marchands expéditeurs d'articles de tournerie ! Et je ne sais même pas si Gaspard est de ceux-ci ! 

Gaspard toussote et me ramène à la réalité. 

- Je vous prie de m'excuser mais je dois rentrer car mon épouse Charlotte a accouché il y a quelques jours et à la maison avec cette vague de froid qui a envahi le pays nos petits sont bien malades. Je n'habite pas très loin , juste là en remontant la rue. 

- Je vous en prie, ravie d'avoir fait votre connaissance. Mais dépitée de cette conversation qui s'achève déjà.  

Je sens Gaspard un peu accablé et je ne jouerai pas les oiseaux de mauvaise augure. Je n'ose lui dire qu'Henriette et Aimé mourront dans quelques années alors qu'ils ne sont encore que des enfants, qu'il n'aura pas la force d'aller déclarer la naissance d'Elisée "retenu en son domicile pour cause de maladie" et qu'il ne verra pas grandir ses filles Eugénie et Elisée. Je n'ose lui dire que lui même n'en a plus pour très longtemps et que son épouse Charlotte Jacquier se remariera après son décès. 

Gaspard décède en 1851 et Eugénie qui vient de naître dans ce rigoureux mois de février 1845 quittera la maison et le second foyer de sa mère à 18 ans pour épouser Léon Aimé Tournier, un contremaître de 31 ans qui a des biens. Eugénie abandonnera son métier de modiste et finira rentière dans le Saint-Claude de son enfance au 24 rue de la Poyat. Je ne leur ai pas trouvé de descendance. Sa soeur Elisée épousera un gendarme et finira sa vie en région parisienne.  

 

 

Ce Rendez-Vous Ancestral m'aura permis une incursion dans le Saint-Claude du milieu du 19ème , nul doute que j'y reviendrai car ce fut une véritable découverte, une ville riche en histoire et en traditions et qui détient encore de nombreux secrets.   

Et c'est à Saint-Claude que j'ai rencontré pour la toute première fois ce métier : le tabletier. 

Le tabletier est la personne qui fabrique à l'unité ou en petite série tout ou partie d'objets décoratifs en bois massif ou de placage par exemple des damiers ou des échiquiers, ainsi que les autres pièces de ces jeux. Ces pièces peuvent être en bois, os, ivoire, nacre, ambre ou écaille. Il fabrique aussi des objets en bois comme les coffrets, les portes cigares, les étuis, les porte-plume, etc… et utilise les techniques suivantes : découpage, assemblage, moulage, marqueterie, estampage

 

 

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